On en restait donc à un débat sur les moyens et les fins. Un débat tout entier centré sur la figure de l’Etat comme instrument premier de la transformation sociale et du gouvernement des hommes.
A l'aube du XXIe siècle après l’effondrement du socialisme réel, une autre politique est venue à émerger. Une politique qui ne vise plus simplement à prendre le pouvoir mais à entraîner l’ensemble de la société dans un mouvement instituant. « Il ne suffit pas de prendre le pouvoir pour être, comme dit Nietzsche, un maître. Ce sont même le plus souvent les esclaves qui prennent le pouvoir, et qui le gardent, et qui restent des esclaves en le gardant.[2] »
On sort alors de la vieille thématique de la guerre politique[3] pour initier des nouveaux modes d’actions. Moyens et fins se trouvent confondus dans la mesure où il ne s’agit plus principalement d’attaquer le pouvoir mais de transformer le monde des hommes. Il faut voir là une refondation démocratique de l’action politique. Tout ce qui tend à imposer une unité, à ignorer les différences en les subordonnant à des intérêts extérieurs tend à être écarté pour fonder une multiplicité en acte.
La résurgence du concept spinozien de multitude[4] vient éclairer ces nouvelles dispositions. Si le peuple est un, elle, la multitude, n’est pas unifiée restant multiple et plurielle. « La multitude est ainsi un sujet multiple, intérieurement différencié, qui ne se construit pas et n’agit pas à partir d’un principe d’identité ou d’unité (et encore moins d’indifférence), mais à partir de ce qui lui est commun.[5] »
L’ancien horizon politique vole en éclat. S'affirment de nouveaux comportements en politique qui déroge nettement aux normes de la quête du pouvoir et de l'administration des choses. Le principal objet des groupes qui se forment et agissent n'est plus la recherche de positions institutionnelles mais plus prosaiquement la mise en oeuvre de transformations effectives des comportements et des pratiques voire des imaginaires.
Le mouvement écologiste est tout particulièrement touché par cette révolution culturelle qui clot le cycle politique porté par les Verts pendant deux décennies. A mesure que le Parti écologiste opportunément refondé en 2008 s'enferme dans le jeu institutionnel, les écologistes se réorganisent sur de nouvelles bases locales, concretes et solidaires. Le fossé est aujourd'hui béant entre les professionnels de la politique au nom de l'écologie et le mouvement réel des groupes de transition, des amap, des collectifs de résistance contre les grands projets inutiles, etc.
La posture militante est ainsi totalement bouleversée. « L’action politique est une double création qui à la fois accueille la nouvelle distribution des possibles et œuvre à leur accomplissement dans des institutions, dans des agencements collectifs correspondant à la nouvelle subjectivité qui s’est exprimée dans l’événement.[6] » Toute la tradition marxiste qui conçoit l’action politique comme l’effectuation d’un programme se trouve parallèlement invalidée. Ce dont il s’agit aujourd’hui c’est de nier assignations des rôles et autres fonctions produits par les rapports de domination, d'affirmer la capacité de chacun à s'emparer de tous les sujets et de s'imposer comme acteur de tous les choix collectifs.
Ainsi les mouvements politiques ne peuvent plus se contenter de résister et de défendre, mais s’affirmer en tant que force créatrice. « Le non adressé au pouvoir n’est plus le point de départ d’une lutte dialectique avec lui, mais l’ouverture d’un devenir. Dire non constitue la forme minimale de résistance. Cette dernière doit ouvrir à un processus de création, de transformation de la situation, de participation active au processus. » On passe de la logique de la taupe à celle du serpent qui progresse de luttes en luttes et s’efforcent de relier des actions singulières qui chacune mettent en cause l’ordre du monde.
« Les luttes d’aujourd’hui ondulent silencieusement à travers ces paysages impériaux de la surface. Peut-être l’incommunicabilité des luttes, le manque de galeries communicantes bien structurées, est-il, en réalité, plus une force qu’une faiblesse : une force parce que tous les mouvements sont immédiatement subversifs en eux-mêmes et qu’ils n’attendent aucune sorte d’aide ou d’extension extérieure pour
garantir leur efficacité.[7] »
Chaque résistance devient un événement qui en transfigurant les expérimentations qui l’ont préparé les fait apparaître comme une nouvelle évidence. Telle est la leçon de Seattle ou le témoignage de Marcos qui se réalise aujourd'hui à Notre-Dame des Landes ou aux Bouillons à Mont-Saint-Aignan. Lutter ne peut plus se résumer simplement à être contre mais implique de s’affirmer en tant que singularité qui porte en soi une alternative à ce qui est.
Il s’agit bel et bien d’une révolution copernicienne dans l’ordre du politique. Les individualités et les collectifs ne sont plus le point de départ de l’action politique mais leur point d’arrivée. La convergence des indignations est première. Elle amène des personnes qui n'avaient aucun titre à agir ensemble à se rencontrer et à unir leurs capacités dans un but commun.
La communauté d’action est première. C’est elle qui dessine des devenirs et donc de nouvelles subjectivations qui dérogent complétement aux vieilles catégories issues du modèle institutionnel et étatique. " Notre actualité est celle du grondement de ces différents mondes qui veulent s’actualiser en même temps. Cela implique une autre idée de la politique, de l’économie, de la vie et du conflit. »
Plus besoin dès lors de postuler une harmonie préétablie ou un ordre idéal pour concevoir l'engagement des un(e)s ou des autres, ni les pratiques qui mises en oeuvre. « L’effectuation sociale, c’est-à-dire la propagation de la possibilité créée par l’invention, se fait de proche en proche, par capture et appropriation des autres monades.[8] » Chacun s'engage avec sa singularité, son passé, son imaginaire et s'emploie à construire dans le rapport direct avec autrui une action qui ne se soumet à aucun programme ni à aucun discours.
Toute volonté de totalisation paraît dès lors incongrue. La dynamique des mouvements en particuliers politiques est le fait de la conjonction. Pour décrire cela, Deleuze parle d’un mode de constitution « en processus et en archipel[9] ». Les nouveaux militants ne s’appuient pas sur eux-mêmes comme le veut la philosophie classique mais sur les autres. La conjonction n’est autre dès lors qu’une coopération entre acteurs qui tend à une coordination.
Le tout distributif deleuzien[10] ne marche ni à l’identité ni à la contradiction, mais à la conjonction et à la décomposition. Des flux et des réseaux se forment et se transforment aux grès des événements dans le seul but commun et partégé de garantir la plus grande efficience collective.
Le mythe républicain de la permanence des organisations politiques se trouvent de la sorte écarté. Plus besoin de maintenir des structures de manière pérenne. Une organisation n'a de sens que si elle sert. Ce sont les singularités qui se perpétuent associées à chaque occasion dans des dispositifs ouverts qui laissent s'épanouir des singularités associés par un jeu de captures et de libération.
Chaque agrégation dans un collectif est événement. Aucune loi générale ne vient expliquer ce qui a lieu. C’est le produit d’une certaine conjoncture. Le fait politique n’est plus dès lors le produit de déterminismes transcendants. Il est tout simplement la résultante de la multiplicité des actions individuelles[11].
Ainsi se dégage une dynamique constitutive fondée sur les actions individuelles. La liberté et l’autonomie s'affirment comme le moteur de l'engagement. Il n'est plus question de reproduction à l'infni des rassemblements qui amènent inmanquablement à s'appuyer sur l'appareil d'Etat, mais de simples dynamiques de coordination reconnaissants l’indétermination et à l’imprévisibilité de l’action.
Une chose est certaine. Les nouveaux agencements militants ne se satisfont plus de la piètre logique de la contradiction mais oeuvrent à quelque chose de l’ordre de la fondation. Non pas la fondation d’un lieu commun et unique mais d’une infinité de possibles qui traduisent l’infinité de l’agir humain. « Le moléculaire de la multiplicité ne passe plus ni dans le molaire de la classe et ses formes d’organisation ni dans les segmentations binaires de l’hétérosexualité. Les agencements moléculaires de la multiplicité cherchent et expérimentent des dispositifs, des institutions qui soient plus favorables à leurs dynamiques de créations et d’actualisation des mondes possibles.[12] » Parfois ce peut être une fuite. D’autres fois ce sera un affrontement direct contre des dominations. Et dans d'autres circonstances de simples expérimentations sur le modèle de ce que peut faire aujourd'hui le collectif ART (agglomération de Rouen en transition). Toujours est-il que ce qui surgit à présent c'est une infinité de modes d’actions au-delà de tout schéma préétabli. L'enjeu de création / fondation l'emporte sur toute autre considération. L'important est d'exister sans jamais céder aux assignations du pouvoir d'Etat.
Tout ceci peut paraître très théorique. C’est en fait très concret quand on observe le surgissement des nouveaux collectifs politiques. On ne saurait comprendre les innombrables gestes de résistance si l’on ne veut pas voir que la création est première. « Qu’est ce qu’un homme, sinon la lutte et la coopération d’une infinité d’êtres, d’une infinité de monades organiques et inorganiques, toutes voulantes, croyantes et pensantes ? [13]» C’est ce processus ontologique de constitution et de création que le capitalisme contemporain est en train d’exploiter. Mais c’est ce processus qui crée dans le même temps les conditions d’une sortie du capitalisme. L’invention est partout à l’œuvre et donne à voir que des alternatives sont possibles ici et maintenant.
En effet, le capitalisme ne donne pas lieu à un drame unique, celui du Capital pour les marxistes, mais à une multiplicité de drames sociaux. Ce n’est pas aux forces immenses de la dialectique, du maître ou de l’esclave ou du capital et du travail qu’il faut se référer mais aux forces infinitésimales immanentes infiniment multipliées. La logique de la contradiction est bien trop pauvre et réductrice. Il ne s’agit pas de nier la
pertinence de l’analyse marxienne du rapport de production. Ce qui pose problème est sa prétention à réduire la société et la multiplicité des relations de pouvoir qui la constitue à la seule relation de commandement et d’obéissance qui s’exerce dans la relation économique. Cette dernière, au contraire, doit être intégrée dans un cadre plus large, celui des sociétés disciplinaire et de leur double technique : disciplines et biopouvoir[14].
Sans l’introduction de la liberté et de la résistance les dispositifs du pouvoir moderne reste incompréhensibles. Ce que Foucault exprime ainsi : « La résistance vient donc en premier, et elle reste supérieure à toutes les forces du processus ; elle oblige, sous son effet, les rapports de pouvoir à changer[15]. » Le pouvoir ne peut plus dès lors être compris comme une force exercée sur autrui mais une capacité à structurer le champ d’action de l’autre, d’intervenir dans le domaine de ses actions possibles. Le pouvoir est donc un mode d’action sur des sujets agissants. Hommes et femmes sont ils en dernière instance toujours libres. D’où une possibilité toujours effective de transformer les choses.
L’activité effective des hommes et des femmes dessine des lignes de fuite qui tendent chacune à dépasser l’ordre des choses. Sur un premier plan, des mouvements politiques et des individualités se constituent selon la logique du refus, de l’être-contre, de la division. Face aux politiques des institutions établies, ces mouvements politiques pratiquent la résistance comme refus. Mais de là ils fondent quelque chose de radicalement nouveau qui peut paraître aux plus prudents insensés. C'est le cas du projet actuel de fonder Enercoop en Normandie, régions où les énergies renouvelables sont bien peu développées.
Cette affirmation de la différence exprime une remise en cause des règles de la représentation, de la mise en scène de la division à l’intérieur d’un même monde. Sur un second plan ces mouvements réalisent une ouverture à un devenir autre et mettent en oeuvre une composition conflictuelle de mondes. Le refus est la condition de l’invention d’un être-ensemble qui se déploie selon les modalités de la coopération
et de la création d’alternatives. Refus de la monnaie par exemple par la mise en oeuvre de monnaies locales ou de groupes participatifs de micro-crédits.
Il n'est plus tant question de lutter mais plus simplement d'agir... en tout cas d'exister en dehors du champs des institutions et des règles traditionnelles de la politique. On ne peut dès lors s'étonner que les partis et les syndicats soient désertés. La multitude se soustrait tout simplement à l'ordre canonique des choses.
Loin de se résumer à ce refus, dans le même temps, les nouvelles singularités individuelles et collectives déploient une extraordinaire dynamique de subjectivation, qui est à la fois affirmation de la différence et affirmation d’un commun non totalisable. La définition même de la politique s’en trouve ébranlée. La politique ne renvoie ni à l’exercice du gouvernement ni à sa conquête mais à présent à une dynamique d’émancipation, à l’initiation de devenirs. Comme le dit clairement Jacques Rancière « La politique n’a pas d’arkhé. Elle est au sens stricte anarchique[16] ».
Le politique est donc un processus de subjectivation c’est-à-dire à la fois une désidentifcation et une déclassification. « Ce que les mouvements et les singularités ne veulent pas, nous rappelle Gilles Deleuze, c’est l’idée d’un seul monde ». L’on tient là une dimension essentielle de la crise du mouvement ouvrier. La déclassification ne peut pas se faire dans l’espace classique de la politique dans la mesure où cet espace politique ne peut contenir qu’un seul monde. La constitution contemporaine de
la scène politique se développe ainsi comme prolifération de mouvements spécifiques qui luttent chacun dans un champ bien défini pour résoudre des problèmes concrets et immédiats.
Dans l'espace ouvert par le surgissement de la résistance la politique advient. La politique non pas comme technique mais plus modestement comme possibilité. La possibilité que dans le possible ouvert par l'action collective s’exprime par le geste et la parole la nécessité d’autres mondes. La politique ne saurait donc se résumer à la fatale figure de la contradiction. Elle ne saurait pas non plus porter une vérité révélée qui s’imposerait à chaque situation. La politique est une affirmation à la lumière de l’événement que le monde doit changer de base. Une affirmation à la fois collective et individuelle qui tend à articuler les désirs de chacun et un mieux-être pour tous. La figure de la convergence s’impose dès lors comme propre du politique.
Sont politiques les pratiques et les dispositifs qui permettent la formulation par des propositions concrètes d’alternatives, d’institutions qui créent et répètent les conditions de la politique comme expérimentation.
La politique doit dès lors être conçue comme une pratique qui tend à finaliser l’activité des hommes et des femmes en résistance. Ce n’est en rien une volonté de d’organiser et de stabiliser l’activité humaine. « Nous n’avons pas à totaliser ce qui ne se totalise que du côté du pouvoir et que nous ne pourrions totaliser de notre côté qu’en restaurant des formes représentatives de centralisme et de hiérarchie. En revanche, ce que nous avons à faire, c’est arriver à instaurer des liaisons latérales, tout un système de réseaux, de bases populaires. Et c’est ça qui est difficile. En tout cas, la réalité pour nous ne passe pas du tout par la politique au sens traditionnel de compétition et de distribution de pouvoir, d’instances dites représentatives…[17] » La politique ne s’appuie donc sur aucun groupe identifié, sur aucun savoir défini. Bien au contraire, elle est transversal et tend à dépasser toute assignation.
[2] DELEUZE Gilles, L’éclat de rire de Nietzsche, in L’île déserte et autres textes, Paris, 2002, p 181.
[3] HARDT M & NEGRI A, Multitude, guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, 2004, La Découverte, p 92-103.
[4] NEGRI Antonio, L’anomalie sauvage, puissance et pouvoir chez Spinoza, Paris, 1982, PUF.
[5] HARDT M & NEGRI A, Multitude, guerre et démocratie à l’âge de l’Empire,
op cit, p 126.
[6] LAZZARATO Maurizio, Les révolutions du capitalisme, Paris, 2004, les empêcheurs de penser en rond, p 18.
[7] HARDT M & NEGRI A, Empire, Paris, 2000, Exils, p 89.
[8] LAZZARATO Maurizio, Les révolutions du capitalisme, op cit, p 47.
[9] DELEUZE Gilles, Critique et clinique, Paris, 1993, Editions de Minuit, p 110.
[10] DELEUZE Gilles, Le pli, Leibniz et le baroque, Paris, 1988, Editions de Minuit, chap. 8.
[11] TARDE Gabriel, La logique sociale, Paris, 1999, Les empêcheurs de penser en rond.
[12] LAZZARATO Maurizio, Les révolutions du capitalisme, op cit, p 207.
[13] LAZZARATO Maurizio, op cit, p 55.
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